Comprendre le 2e commandement
Nous sommes habitués à entendre la deuxième partie du second commandement s’énoncer comme suit :
« Tu ne te prosterneras pas devant elles et tu ne les serviras pas, car Moi, l’Eternel [YHWH] ton Dieu, Je suis un Dieu jaloux, qui punis l’iniquité des pères sur les enfants jusqu’à la troisième et la quatrième génération de ceux qui Me haïssent, et qui fais miséricorde jusqu’en mille générations à ceux qui M’aiment et qui gardent Mes commandements. » (version L. Segond, Exode 20 : 5)
Mais YHWH punit-il vraiment l’iniquité ou le péché des pères sur leurs descendants jusqu’à la quatrième génération, en une sorte de malédiction ?
Les catholiques de la Bible de Jérusalem sont d’accord, mais la TOB (1) est plus nuancée :
- « poursuivant la faute des pères » (TOB)
ce qui rejoint les traductions rabbiniques :
- « qui poursuit le crime des pères » (Z. Kahn)
- « qui reporte la faute des pères » (E. Safra), et même
- « rendant manifeste le crime des pères » (J. Kohn)
Que nous dit l’hébreu ?
Comme à l’ordinaire, si les traductions divergent, c’est qu’il est ambigu.
On ne peut que le regretter, s’agissant d’un texte fondateur et normatif, mais c’est ainsi !
« Paqod »
Le verbe utilisé est paqod, dont les significations sont multiples (on dit qu’il est « polysémique ») : visiter, inspecter, examiner, considérer, rechercher, surveiller, punir, passer en revue, dénombrer, établir, charger d’un emploi, mettre en dépôt, etc.
On voit que punir n’est qu’un sens particulier, le sens général étant plutôt celui d’inspecter, de surveiller.
Le problème se complique un peu du fait que le verbe est suivi de la particule al (= sur), qui peut donner un sens particulier au verbe : ordonner. De toute évidence, cela ne s’applique pas ici.
La Septante (2) traduit apodidous, qui signifie « rendant, restituant, transmettant, attribuant, accomplissant« .
Le latin visitans signifie non seulement « rendant visite », mais aussi « voyant souvent, éprouvant, vengeant ». On parlait autrefois de « visiter une plaie », pour dire « examiner comment elle évolue ».
Le disciple Onqelos (3) traduit par mas »ar (= visitant, soignant, inspectant, discutant).
Le mot mas »ar s’écrit bien avec un » (« ayn ; l’apostrophe simple ‘ transcrit le ‘alèf).
Aucune des grandes traductions ne reprend donc le sens de punir.
Si on l’acceptait, on serait obligé d’admettre qu’YHWH se contredit, puisqu’Il affirme explicitement :
« Les pères ne seront pas mis à mort pour leurs fils, les fils ne seront pas mis à mort pour leurs pères ; c’est à cause de son propre péché que chacun sera mis à mort. » (Deutéronome 24 : 16)
« Qu’avez-vous à répéter ce dicton, sur la terre d’Israël : « Les pères ont mangé des raisins verts, et les dents des fils ont été agacées » ? Par ma vie -oracle d’YHWH- vous ne répéterez plus ce dicton en Israël ! Oui, toutes les vies sont à Moi ; la vie du père comme la vie du fils, toutes deux sont à Moi. Celui qui pèche, c’est lui qui mourra ! » (Ezéchiel 18)
« En ce temps-là, on ne dira plus : « Les pères ont mangé des raisins verts, et ce sont les enfants qui en ont les dents rongées ». Mais non ! Chacun mourra pour son propre péché, et si quelqu’un mange du raisin vert, ses propres dents en seront rongées. » (Jérémie 31 : 29)
Les interprétations rabbiniques confirment cela, tout en soulignant que, selon le qualificatif de jaloux qu’YHWH s’applique à lui-même, le péché d’idolâtrie est le seul pour lequel YHWH ne fait pas preuve de mansuétude, le seul qu’il punit sans faiblesse.
Le traité Sanhédrin rappelle (27b) qu’Onqelos précise, après « ceux qui me haïssent » : « kad meshallemin benaya’ lemèhètei batar ‘avahathôn » = « lorsque les fils persévèrent dans les péchés à la suite de leurs pères ».
Le verbe shallèm est même plus fort : achèvent, complètent.
En effet, les générations successives créent alors une habitude, voire carrément une nouvelle morale, qui sera très difficile à déraciner. Il faut qu’elles soient conscientes du péché en question : c’est pourquoi la surveillance spécifique s’arrête à la cinquième génération, qui ne peut avoir la mémoire de ce qui se faisait cent cinquante ans plus tôt.
Au total :
- qui punit n’est pas correct
- qui poursuit n’est pas assez précis
- la meilleure traduction semble être qui surveille
Mille générations ?
Notons pour terminer que le texte ne parle nullement de mille générations, mais seulement de milliers.
Ajouter générations, comme Segond, n’est qu’une interprétation possible, qu’on ne trouve dans aucune version ancienne, ni dans Luther ou la King James, et qui n’est d’ailleurs guère satisfaisante : ce monde durera-t-il vraiment vingt à vingt-cinq mille ans ?
Le texte dit littéralement :
« aux milliers, à ceux qui M’aiment et à ceux qui observent Mes ordonnances »
Comme, aimer YHWH et suivre ses ordonnances est une seule et même chose, on peut comprendre qu’il s’agit des mêmes personnes : « aux milliers qui M’aiment et suivent Mes ordonnances ». Mais le texte comporte une césure/coupure forte après milliers.
La Bible de Jérusalem propose une solution élégante : « qui fais grâce à des milliers pour ceux qui M’aiment et qui gardent Mes commandements ».
Hélas, le texte ne dit pas à des milliers, mais « aux milliers… aux milliers, ceux qui M’aiment et suivent Mes ordonnances ».
Notes
(1) La Traduction œcuménique de la Bible (TOB) est une traduction de la Bible en français effectuée par des chrétiens de différentes confessions, publiée pour la première fois en 1975.
(2) La Septante est une traduction de la Bible hébraïque en koinè grecque. Selon une tradition rapportée dans la Lettre d’Aristée, la traduction de la Torah aurait été réalisée par 72 traducteurs à Alexandrie, vers 270 avant J.-C., à la demande de Ptolémée II.
(3) Onkelos le Prosélyte (hébreu : אונקלוס הגר Onqelos HaGuer) est un disciple des Sages de la troisième génération des docteurs de la Mishna (2e siècle après J-C). Notable romain, il choisit de se rendre en Judée et de se convertir au judaïsme, étudiant auprès des sages les plus éminents de sa génération.