Par Henri Lefebvre (février 2006)
« Autrement dit, l’unité passera par une re-découverte du sens de la Croix, puisque la Croix du Christ contient le mystère de l’unité des Juifs avec les non-Juifs, nous dit Paul – pensée qui est encore actuellement si difficilement acceptable… Si nos amis Juifs, comme M.Raphy MARCIANO, responsable du Centre Communautaire Juif à Paris, membre engagé de l’AJCF, nous demandent aujourd’hui avec une certaine insistance: « Que signifie pour vous, la croix du Christ ? », cela veut dire que cette question est loin de leur être indifférente, et qu’il nous faut donc de notre côté penser à leur apporter une réponse claire, cohérente avec notre foi, et compréhensible pour eux. »
Telle était la question posée en fin de notre numéro 43, par Elzbieta AMSLER, dans son article « Relire Nostra Aetate aujourd’hui ».
Les réflexions qui suivent sont nées de cette interrogation. Elles doivent plutôt être prises comme une méditation que comme une étude exhaustive sur le sujet qui mériterait évidemment un long travail historique et sociologique.
La Croix dans le contentieux judéo-chrétien
Posons bien la question : quand un chrétien évoque la Croix, il renferme dans cette expression l’ensemble des réalités vécues, selon la Nouvelle Alliance (Nouveau Testament) par Yeshoua (Jésus) à la fin de son existence terrestre : la passion, la résurrection et l’ascension.
Ces trois événements sont si intimement liés dans notre vision des choses, si solidement associés dans l’expression de notre foi, que nous aurions beaucoup de difficultés à engager un dialogue séparé pour chacun.
On peut même ajouter à cette énumération, la Pentecôte, souvent négligée par les chrétiens eux-mêmes comme élément fondateur de la foi chrétienne, et qui pourtant achève, accomplit, amène à la complétude, l’œuvre de la Croix, puisqu’à la réception de l’Esprit Saint – Shekinah, l’homme est donc réorienté définitivement dans l’Alliance avec le Père.
Autre préalable, donné lui pour expliciter le titre donné à cette méditation: nous y faisons explicitement référence à la façon dont le vieillard Syméon qui prophétisait accueillit Jésus et ses parents au Temple :
« Syméon les bénit et dit à Marie, sa mère : « Celui-ci est là pour la chute et le relèvement de beaucoup en Israël, et comme un signe qui provoquera la contradiction » (Luc 2:34 )
La Croix dans le Nouveau Testament et dans la foi chrétienne
Curieusement, les évangélistes mettent dans la bouche de Yeshoua (Jésus), bien avant sa mort, la croix.
Au chapitre 16, 24 de l’Evangile de Matthieu, on lit :
« Alors Jésus dit à ses disciples : « Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même, qu’il se charge de sa croix et qu’il me suive. Car quiconque voudra sauver sa vie la perdra, mais quiconque perdra sa vie à cause de moi la trouvera. »
Dans la foi chrétienne, ces passages résonnent fortement comme l’une des caractéristiques de l’enseignement évangélique.
Porter sa croix, Le suivre, chaque jour, constitue un thème essentiel de la prédication : nous lisons cela comme une exhortation puissante à la consécration, à l’acceptation des souffrances, jusqu’à donner sa vie éventuellement, dans la fidélité à D.ieu.
Le fait que Yeshoua (Jésus) ait donné cet enseignement avant Sa mort, donc avant la Croix, à des disciples qui ne pouvaient aucunement savoir de quelle mort Il mourrait, jette une lumière particulière sur Son engagement personnel, exprimé en d’autres occasions sous d’autres termes, par exemple lorsqu’il annonce, sans être compris par eux, Sa mort prochaine.
On peut rapprocher de cela ses enseignements sur « Le bon berger » qui donne sa vie pour ses brebis, (Jean 10 :11) et sa confidence selon laquelle il donne Sa vie « de lui-même », sans que personne ne la lui ôte (v.18).
Tous ces enseignements sont apparemment restés incompris par ceux qui l’écoutaient ; ce n’est que par la suite qu’ils ont pris tout leur relief, et fait donc de la Croix le centre de l’attention et de la piété chrétiennes.
Il est trop rarement fait remarquer que, du vivant de Yeshoua (Jésus), le supplice de la croix était donc bien connu.
Ce supplice était celui qu’affectionnaient les romains pour mater la rébellion juive. Quelques années avant que Yeshoua (Jésus) ne commence son ministère, ce n’est pas moins de huit cent croix qui avaient été sinistrement dressées dans le ciel d’Israël !
Les souverains Hasmonéens avaient eux aussi utilisé la Croix comme supplice. C’était 150 ans avant la domination romaine.
Ce rappel historique met en lumière le caractère dramatique de l’enseignement de Yeshoua (Jésus), caractère bien oublié depuis lors, alors qu’elles étaient évidemment très présentes et pleinement suggestives pour les auditeurs de Jésus, comme pour les rédacteurs des Evangiles.
La croix n’est pas absente du livre des Actes, mais n’y figure que de façon presque anecdotique : elle est citée pour situer historiquement la mort de Yeshoua (Jésus), par exemple dans le discours de Pierre à la Pentecôte :
« Jésus de Nazareth, cet homme à qui Dieu a rendu témoignage, … vous l’avez crucifié… Dieu l’a ressuscité » (Actes 2 :22-24).
Mais là, elle n’est citée que pour mettre en valeur le grand message de la résurrection.
Il n’en est déjà plus de même dans les écrits de Paul (Saul de Tarse) qui n’hésite pas à devenir ainsi le premier chantre de la Croix, arc-boutant sur elle son enseignement sur le vieil homme et l’homme nouveau.
« Ce n’est pas pour baptiser que Christ m’a envoyé, c’est pour annoncer l’Evangile, et cela sans la sagesse du langage, afin que la croix du Christ ne soit pas rendue vaine. Car la prédication de la croix est une folie pour ceux qui périssent; mais pour nous qui sommes sauvés, elle est une puissance de Dieu. » (1 Corinthiens 1 : 17-18)
« … et ayant paru comme un simple homme, il s’est humilié lui-même, se rendant obéissant jusqu’à la mort, même jusqu’à la mort de la croix. » (Philippiens 2:- 8)
Mais ce sera évidemment en premier lieu le passage suivant qui retiendra notre attention dans l’étude présente :
« Or nous, nous proclamons un Christ crucifié, cause de chute (scandale) pour les Juifs et folie pour les non-Juifs ; mais pour ceux qui sont appelés, Juifs et Grecs, un Christ qui est la puissance de Dieu et la sagesse de Dieu. Car la folie de Dieu est plus sage que les humains, et la faiblesse de Dieu est plus forte que les humains. » (1 Corinthiens 1 : 22-24)
Scandale, folie… Sagesse de D.ieu.
Parce que c’est au renoncement à soi-même que D.ieu attend le Vieil Homme, fils du premier Adam, pour le glorifier, s’il suit la trace du Premier-né de la Création, Dernier Adam, dans un même renoncement et une même offrande de soi-même.
C’est cette mort acceptée de l’égo qui libère des séquelles de la Transgression et apparaît comme la clé de l’accession au Salut en D.ieu.
On ne peut pas dire qu’un tel passage ait été compris dans une chrétienté portée à adopter sans plus approfondir, les thèses de la théologie du rejet et de la substitution ! Et il n’est donc pas inutile de nous attarder un peu sur ce passage.
On soulignera tout d’abord qu’il prend immédiatement plus de relief si l’on prend soin de rendre à Christ sa signification fondamentale de Messie.
Ainsi, on comprend que c’est sans aucune animosité anti-juive que Paul a écrit ces lignes. Il ne faisait que constater une évidence : la preuve de la non-messianité de Jésus de Nazareth était, pour les juifs qui repoussaient cette conviction, sa mort scandaleuse, ignominieuse, à la Croix.
« Maudit est celui qui est pendu au bois ! » rappelle Paul en Galates 3 :13 en citant librement Deutéronome 21 :23.
Ce caractère scandaleux de la croix reste de nos jours un obstacle, intellectuellement parlant, pour bien des agnostiques et incroyants, comme pour certains juifs : ils ont une réprobation instinctive vis-à-vis d’un dieu qui abandonnerait ainsi son oint, son fils même à des souffrances injustes. Le film de Mel Gibson relatant la Passion n’a pas contribué à redresser une telle vision.
Mais l’enseignement chrétien traditionnel après Constantin a mis l’accent sur l’accomplissement humain et spirituel du chrétien (aspect moral et sacramentel) et non sur le commandement fondamental du Christ et la recommandation de Paul : l’offrande de soi-même, la mort de l’égo.
La Croix est le signe de la mort acceptée du Vieil Homme, condition de sa Nouvelle Naissance, dont la Pentecôte est le seuil.
On peut aussi voir dans l’épreuve demandée à Abraham : « Quitte ton pays, ta parenté, la maison de ton père », puis dans la demande incompréhensible de D.ieu qu’il renonce à son fils Isaac qui lui était si cher, que tout cela constituait en fait « la Croix d’Abraham », et cette expression dépasse ici le cadre du langage courant.
Le parallélisme est frappant : puisqu’il a accepté cette demande puisqu’elle venait de D.ieu, il a été glorifié par la conclusion définitive de l’Alliance-Election pour toute sa descendance, devenant ainsi par lui-même voie du Salut.
Quant à l’autre pendant de cette formule, folie pour les non-Juifs, il exprime évidemment l’incrédulité humaine fondamentale à l’égard des thèses de la résurrection et surtout de l’ascension, donc d’une réalité au-delà de notre perception humaine.
Ce n’est en tout cas pas un obstacle fondamental pour les Juifs qui retrouvent des exemples similaires dans les personnes de Moïse et Elie, morts puis enlevés sans qu’on ait retrouvé leur corps.
A contrario, pour les disciples de Jésus, la folie de la Croix (pour reprendre l’expression de l’apôtre Paul), constitue donc le symbole fort de la foi chrétienne.
A ce titre, elle est logiquement omniprésente dans toutes les activités chrétiennes, liturgie, hymnologie, littérature, peinture, architecture, etc… Cette profusion des évocations directes de la Croix ne va pas sans divergences : le catholicisme romain représente volontiers le crucifix, avec le corps de Yeshoua (Jésus) et les protestants représentent plutôt le symbole de la Croix vide, voulant souligner par là le second message de la Croix : « Jésus-Christ est mort, il a été enseveli, il est ressuscité et il est monté au ciel ».
Voici, à titre d’exemple, le texte d’un cantique bien connu dans les milieux protestants et évangéliques (recueil Arc-en-ciel, Editions Réveil n°458) :
« En Jésus, j’ai placé ma confiance, Nul ami n’est meilleur que lui ; Il a mis dans mon cœur l’espérance, Que je veux chanter aujourd’hui. Attaché à la Croix pour moi, Il a pris mon péché, Il m’a délivré , Attaché à la Croix pour moi. Dans les cris, les clameurs, la violence, Rugissant autour de la Croix, Son regard vient me dire en silence, Tout l’amour du Seigneur pour moi. Aujourd’hui, quand on nie l’existence, De mon Dieu, à cause des guerres, Je ne peux expliquer la souffrance, Mais je dis son propre calvaire. »
Dans ce texte de cantique, on retrouve bien les différents aspects d’une théologie de la Croix, qui comprend un aspect substitutif : cette conception s’inspire de la notion de bouc expiatoire, que l’on trouve dans les livres Lévitique et Nombres, et suggérée directement par une lecture chrétienne du chapitre 53 du prophète Esaïe :
« Cependant, ce sont nos souffrances qu’Il a portées, c’est de nos douleurs qu’Il s’est chargé mais Il était blessé pour nos péchés, brisé pour nos iniquités : le châtiment qui nous donne la paix est tombé sur Lui, et c’est par Ses meurtrissures que nous sommes guéris. » (Esaïe 53 : 4-5)
La Croix pour le chrétien est donc symbole de pardon, de purification, d’appel à la consécration et au service pour Dieu, mais évidemment dans l’esprit de la Croix, c’est-à-dire dans la non-violence, la miséricorde, le don de soi, l’amour pour les autres, selon le texte du Notre Père :
« Pardonnes-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. »
Il serait bon aussi qu’elle devienne symbole de clé, clé de passage-Pâques, vers le Royaume.
Nous ne pouvons terminer ce paragraphe sans évoquer les inévitables et regrettables excès qui peuvent être suscités dans la piété populaire.
Nous signalions plus haut certaines divergences entre les différents courants du christianisme sur la façon de donner à voir la Croix. Mais, dans la catégorie des excès, je rangerais volontiers l’habitude de placer la croix dans le plus possible de lieux, maisons, chambres à coucher, salles de classe, etc… ce qui ne va pas sans choquer les non-chrétiens qui y voient là une volonté plus ou moins discrète de s’imposer en marquant un territoire.
Il arrive même que l’objet lui-même soit considéré comme revêtu d’un pouvoir particulier, par lui-même, ce qui, il faut le reconnaître, peut être assimilé à la superstition et relève d’une conception magique qui me semble être tout-à-fait étrangère à l’esprit de l’Evangile.
La Croix dans l’histoire politico-religieuse
Il est bien évident que si les excès que nous venons d’évoquer sont chose courante, compréhensible comme dans toute activité humaine, ils peuvent prendre des aspects beaucoup moins acceptables et même tout-à-fait répréhensibles lorsqu’ils ne sont plus le fruit de dérives involontaires, mais sont raisonnés et utilisés dans un but très humain, faisant l’objet disons-le clairement d’une instrumentalisation ayant pour but de galvaniser les masses et de les dominer, dans un dessein politique s’appuyant sur le religieux.
Il semble que dans les premiers siècles le signe de reconnaissance des chrétiens était le poisson.
Cela venait tout simplement de ce que le nom latin pour poisson, ICHTUS, formait une forme d’anagramme pour « Jesus Christus ».
C’est ainsi que l’on a retrouvé des inscriptions de poisson avec cette signification, sinon secrète, en tous cas discrète, dans les lieux fréquentés par les premiers chrétiens.
La croix a sans doute aussi été mêlée à cette iconographie, comme en témoigne cette autre image trouvée dans un ancien lieu de culte en Israël, où la croix, le poisson et l’étoile de David étaient étroitement entrelacés.
On peut penser qu’à cette époque, et en ce lieu, vivait une communauté chrétienne d’origine juive, se sentant en fidélité avec les traditions du judaïsme.
Cette quasi absence de représentations de la croix surprend plus d’un touriste visitant les lieux saints. C’est bien la preuve que le signe de la Croix n’avait pas encore, à cette époque, l’emprise qu’il a connu depuis, et que nous lui connaissons aujourd’hui.
Constantin et le triomphe de la Croix ?
Le signe de la Croix fit une entrée très remarquée dans notre monde, lorsque l’armée d’un général romain nommé Constantin remporta une victoire inespérée sur une autre armée, romaine elle aussi, qui lui barrait l’accès à Rome.
La victoire faisait ainsi de lui l’empereur ; la démocratie de Rome était, on le voit, encore toute relative ! Or, selon la légende, cette victoire fut obtenue car l’armée suivit, un oriflamme « miraculeux » où quelqu’un avait fait dessiner une Croix.
Victoire donc de Constantin, et aussi victoire pour les chrétiens qui, jouissant déjà d’une influence discrète mais réelle dans les rouages de l’empire, se virent alors propulsés subitement à un statut privilégié, et être ainsi associés, partenaires dirait-on aujourd’hui, du pouvoir civil.
On peut penser ce qu’on veut de cette légende, mais il est certain que, dès qu’elle se répandit parmi les chrétiens, elle mit en exergue la Croix, ce qui faisait ainsi d’elle, d’une part leur signe de reconnaissance incontournable, mais d’autre part également le symbole d’un christianisme dominant, conquérant, manu militari !
Les conséquences de l’ère Constantinienne sont considérables pour l’Eglise : sa collaboration avec le pouvoir politique la fit rapidement complice de ses décisions, bonnes ou mauvaises; et on assista dès lors à sa mise sous tutelle par le pouvoir politique, lequel se mit hardiment à trancher dans les débats théologiques !
Il s’installa une réelle connivence entre les deux pouvoirs, civil et religieux, l’un soutenant l’autre.
Je ne m’aventurerai pas à discuter ici le principe d’une autorité centrale pour l’Eglise : je suis de culture protestante et ne pense pas que ce fût une nécessité, ni une bonne chose ; mais je respecte l’avis inverse, catholique romain, qui a fait de la Papauté avec tous ses services annexes, la Curie, une véritable structure centralisée, un organe mondial de gouvernence.
Disons en tous cas qu’avant Constantin une telle conception n’aurait pas pu aisément voir le jour, et que l’ère Constantinienne la rendit envisageable, puis peu à peu effective.
Les pouvoirs se servent de la Croix
Au cours des quinze siècles qui se sont écoulés depuis lors, et dans tous les régimes politiques qui se succédèrent en Europe, tant occidentale qu’orientale, ceux au moins qui étaient influencés par le christianisme utilisèrent très largement ce signe de la Croix sur les blasons, armoiries, banderoles guerrières, etc…
Le monde occidental, dit chrétien, se constitua donc en utilisant largement la Croix comme symbole, et hélas, plus symbole d’une puissance exercée sur les hommes et les peuples « au nom de Dieu », que symbole de renoncement, d’effacement et de service devant Sa toute-puissance, comme cela ressort de l’enseignement de la Nouvelle Alliance (Nouveau Testament).
Si l’on regarde cette histoire d’un œil non-chrétien, il faut bien reconnaître que l’omni-présence de la Croix fut donc certainement pour le moins pesante !
Elle le fut d’autant plus lorsque ces pouvoirs politiques dits chrétiens se mirent à vouloir mater les minorités de toutes sortes : il était alors commode d’utiliser le symbole de la Croix, faisant ainsi de leurs conquêtes des actions hautement recommandables, puisque poursuivies « pour la plus grande gloire de D.ieu »!
Bien plus, tous ces pouvoirs se sont également fait mutuellement la guerre, entraînant les souffrances indicibles pour les peuples qui ne pouvaient que suivre les décisions de leurs autorités. Celles-ci d’ailleurs ne s’embarrassaient pas de théologie quand elles envoyaient l’une contre l’autre des armées arborant toutes deux la Croix pour emblème, comme si la Croix pouvait être divisée !
Les Croisades, militarisation de la Croix
Il est difficile pour nous au 21°siècle de saisir réellement ce que furent les Croisades, et surtout comment elles purent être initiées et conduites comme s’il s’agissait d’une entreprise chrétienne, pour la plus grande gloire de Jésus-Christ et de D.ieu !
Des motifs politiques en général non avoués semblent avoir contribué à concevoir de telles manifestations guerrières.
On raconte volontiers les hauts faits des valeureux croisé, mais on passe également volontiers sur leurs horreurs : le sac de Constantinople fut une infamie perpétrée par des croisés sur d’autres chrétiens !
Mais ce furent toutes les croisades qui constituèrent à n’en pas douter une tache indélébile dans l’histoire de la chrétienté : l’idée même de faire revêtir à une armée le signe de la Croix, et d’envoyer ces hommes de guerre conquérir, ou délivrer un lieu, même saint, nous apparaît maintenant comme une folie insensée.
La notion d’infidèles que l’on pouvait exterminer sans se poser de cas de conscience, au nom même de la Croix où Jésus-Christ est mort en subissant précisément l’injustice majeure, ne peut que nous laisser confondus !
Ces aventures militaires désastreuses virent, c’est certain, de nombreux actes d’héroïsme qui nous ont été rapportés avec force détail pour nous faire prendre en compte que de telles merveilles ne pouvaient qu’avoir été vécues pour une cause noble et juste.
Pourtant, il suffit de se souvenir de ce que fut l’aboutissement tant espéré de ces croisades, la conquête de Jérusalem : les récits les plus discrets ne cachent pas que ce fut une horrible boucherie accomplie par les croisés dès qu’ils purent franchir les murailles de la ville : ils n’eurent parfois pas le temps de se laver du sang dans lequel ils avaient trempé toute la journée, ce sang des « infidèles », pour se joindre en fin de journée à un imposant Te Deum d’action de grâce et de reconnaissance !
L’événement remplit d’effroi tous les pays des alentours, tandis que, dans les villes de nos bons pays chrétiens, la joie se répandit dans toutes les couches de la population : le tombeau du Christ était libéré !
Je me demande toujours quelle était alors la conception que l’on se faisait de ce tombeau dans le cadre de la foi en la résurrection !
« Pourquoi cherchez-vous parmi les morts celui qui est vivant ? Il n’est pas ici, il est ressuscité ! »(Luc 24 :5)
Toujours est-il que les croisades ont laissé un souvenir tenace dans l’esprit des populations arabo-musulmanes, de sorte qu’aujourd’hui encore, et peut-être avec un regain de violence dans la situation actuelle, le souvenir des croisades est associé à tout l’occident, et la Croix est restée un tenace objet de crainte et de ressentiment.
Les albigeois et la réforme
On ne peut pas oublier non plus la croisade contre les albigeois, aventure militaire qui permettait sous couvert de religion de rattacher le comté de Toulouse au royaume des Francs.
La guerre en question ne s’éteignit que par l’extermination totale des quelques irréductibles qui n’avaient pour tort que celui de vouloir vivre leur foi évangélique, avec des erreurs doctrinales certes, mais en tous cas dans une pureté morale qui tranchait manifestement avec les mœurs du siècle.
On peut même remarquer que ce fut dans la même région que, un siècle plus tard environ, les Cévennes s’embrasèrent à nouveau par la révolte des camisards : ils ne pouvaient plus accepter qu’on leur interdise de vivre comme ils l’entendaient leur foi réformée.
Mais en ce temps-là, ce fut l’application de la maxime « cujus rex, cujus religio », c’est-à-dire « un roi, une religion ».
Là non plus, les vrais motifs politiques n’étaient pas bien éloignés des prétextes religieux mis en avant !
Dans ces cas également, on ne peut que le remarquer avec beaucoup de regret, la Croix fut instrumentalisée pour soutenir et dynamiser des entreprises ténébreuses où la politique faisait bon ménage avec la religion.
La Croix et la persécution des Juifs
Mais pour revenir à notre sujet, il ne faut pas oublier que dans toutes ces horreurs guerrières, les Juifs furent constamment ceux sur qui chacun pouvait allègrement se défouler : ils représentaient par excellence, selon l’enseignement en vigueur, le peuple à part, le peuple qui refusait obstinément de plier devant la Croix !
On oubliait alors rapidement que , s’il n’acceptait pas de se soumettre, ce peuple avait néanmoins constamment gardé au travers des siècles le principe de respecter le système politique en place dans le pays où la Providence les conduisaient, eux qui errèrent de pays en pays, chassés sans ménagement au gré de la fantaisie des autorités, non sans être préalablement spoliés de leurs biens.
Ce sont les communautés juives de Rhénanie qui furent les premières victimes de la première croisade : comme les croisés partaient pour délivrer la tombeau du Christ de la main des infidèles, ils ne voyaient pas pourquoi il leur aurait fallu laisser en paix les premiers infidèles qu’ils rencontraient ! Cette « bonne conscience » résultait évidemment de l’enseignement religieux reçu, en tous cas tel qu’ils étaient en mesure de le comprendre.
Ce furent aussi les juifs qui furent les grandes victimes de la sinistre inquisition qui fit un large usage de la Croix pour justifier ses pratiques évidemment peu évangéliques !
Et même ceux qui crurent pouvoir échapper à la fureur de la Croix en se convertissant au christianisme, retombèrent sous la férule de l’inquisition pour des motifs aussi ténus que le soupçon de pratiquer en secret leurs anciens rites !
C’est une croix qui était présentée à tous ceux qui n’acceptaient pas d’abjurer et se voyaient confiés, comme on disait à ce moment-là, au bras séculier pour être brûlés, faisant ainsi de cette croix le dernier souvenir emporté dans l’au-delà, symbolisant la torture absolue dont ils mouraient.
C’est en brandissant la Croix aussi que les pogroms se déroulèrent, semant la terreur dans les familles juives de l’est de l’Europe.
C’est enfin le journal qui s’appelait déjà « La Croix », cela ne s’invente pas, qui fut l’un des artisans de la campagne contre le capitaine Dreyfus, au tout début du siècle dernier. Et en citant ce quotidien honorablement connu aujourd’hui, nous ne voulons ici que rappeler un point d’histoire incontestable.
Bien évidemment, il ne s’agit pas ici de porter une condamnation sur les hommes et les structures que nous avons ici rapidement épinglés: ce serait une trop commode manière de s’exonérer de l’antisémitime contemporain.
Mais nous ne pouvons pas, nous n’avons pas le droit, de traiter comme insignifiants ces rappels bien douloureux, car nous refuserions alors de prendre conscience du traumatisme séculaire que ce signe de la Croix qui nous est si cher, est au contraire signe du mal absolu chez les populations héritières de ceux qui ont subi, en son nom, l’injustice, le malheur, la désolation, la persécution, l’extermination.
L’exigence d’une réelle repentance-techouva
La mémoire collective juive ne peut donc que contenir une répulsion caractérisée à l’égard de ce symbole chrétien par excellence de l’amour et du sacrifice qu’est la Croix.
Il en est de même, nous l’avons souligné, pour de nombreuses autres populations, notamment arabo-musulmanes, qui ont vécu dans la chair de leurs ancêtres l’oppression et la torture au nom de la Croix.
Nous sommes évidemment devant un énorme problème, celui qui a d’ailleurs contribué à la création de notre association CŒUR : comment peut-on espérer rétablir un climat de confiance, d’amitié, de partenariat même, entre des portions de l’humanité aussi marquées, comme au fer rouge, par un si énorme malentendu ?
Car la grande majorité des chrétiens ne se rend absolument pas compte de ce malentendu fondamental : notre piété autour de la Croix peut être aussi fervente, notre dévotion aussi sincère, nos intentions aussi pures que possible, nous ne pouvons continuer à ignorer, ou à feindre d’ignorer, que dans le regard des autres, un mystérieux message parvient depuis les âges reculés qui les met en garde et les empêchent de s’ouvrir à nous en toute confiance.
Notre dédain éventuel à l’égard de cette réalité, en tous cas notre bonne conscience quelque peu vaniteuse à ce sujet, nous enferme et nous fait perdre rapidement une partie de notre crédit auprès de ceux à qui pourtant nous essayons de tendre la main. Ce que nous disons ne pèse pas assez à côté de ce que nous représentons à l’égard du passé.
Il est évident que nous avons à réaliser que, non seulement nous avons à présenter la Croix comme dénuée de toute volonté de domination ou de volonté de convertir les autres, mais aussi que nous devons pour nous-mêmes examiner avec sérieux si l’héritage reçu des générations précédentes n’est pas encore entaché de miasmes historiques, enfouis profondément peut-être, mais apportant à l’ensemble de notre spiritualité des relents de ces siècles obscurs où la Croix fut instrumentalisée pour servir à la conquête et à la domination.
En d’autres termes, nous avons à faire encore un long travail sur nous-mêmes pour revenir au message initial de la Croix : là, un homme de Dieu, investi pourtant d’une haute autorité, c’est le moins qu’un chrétien puisse confesser, préféra l’abandon entre des mains meurtrières que le sursaut de révolte, d’instinct vital même, qui conduit tout homme condamné injustement à clamer son innocence.
La Croix est le symbole parfaitement non-violent de l’obéissance radicale à l’idéal qui l’habitait, idéal de justice et d’amour qui est le message de base que l’humanité reconnait au christianisme., et qu’elle voudrait tant constater chez ceux qui le professent.
Bien sûr, le message de la Croix va beaucoup plus loin pour le chrétien qui y voit l’accomplissement mystérieux du dessein divin pour le salut offert à toute l’humanité.
Pour cela, il intègre la foi évangélique qui aperçoit spirituellement que Jésus de Nazareth était ce deuxième Adam, suscité par l’Eternel, qui avait formé le dessein d’une universelle réconciliation, comme le dit l’apôtre Paul :
« Il est l’image du Dieu invisible, le premier-né de toute création ; car c’est en lui que tout a été créé dans les cieux et sur la terre, le visible et l’invisible, trônes, seigneuries, principats, autorités ; tout a été créé par lui et pour lui ; lui, il est avant tout, et c’est en lui que tout se tient ; lui, il est la tête du corps qui est l’Eglise. Il est le commencement, le premier-né d’entre les morts, afin d’être en tout le premier. Car il a plu à Dieu de faire habiter en lui toute plénitude et, par lui, de tout réconcilier avec lui-même, aussi bien ce qui est sur la terre que ce qui est dans les cieux, en faisant la paix par lui, par le sang de sa croix. » (lettre aux Colossiens 1 : 15-18)
Ainsi, la place centrale de la Croix s’exprime en termes de réconciliation à la gloire de D.ieu.
Mais reconnaissons que le matériau avec lequel peut se construire en nous ce monument, ne peut lui-même être que celui de la non-violence et de l’amour total.
Car :
« Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime » (Jean 15 :13)
Vaste programme qui est aux antipodes de l’instrumentalisation de la Croix telle que nous en avons brièvement rappelé les méfaits dans l’histoire.
La Croix porte ainsi le combat à l’intérieur de chacun de nous, séparant et expulsant tout ce qui s’oppose au règne de Dieu en l’homme que nous sommes.
La Croix est donc en totale harmonie avec le « Que Ton règne vienne » de la prière que Yeshoua (Jésus) nous a enseignée, puisant d’ailleurs pour cela à la source de la tradition juive.
C’est dans l’humilité profonde qui ressort du message de la Croix, et en rejetant tous les contenus cités ci-dessus qui lui sont étrangers, que le chrétien peut venir vers son frère juif, dans une vraie démarche de repentance et de réconciliation, puisque Jésus, le Messie d’Israël, a voulu à Sa croix, faire « des deux un seul homme nouveau ».